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Terroirs de Chefs

La croisade de l’Hypocras

Une liqueur aristocratique

Hommage au célèbre médecin grec

Hypocras

Quand Raymond de Saint Gilles, neuvième Comte de Toulouse, se croisa en 1095 pour délivrer la Terre Sainte des hordes d’infidèles, il ne pouvait pas prévoir que les remparts de Tripoli briseraient ses assauts belliqueux et qu’il achèverait sa vie, pourtant sculptée et fortifiée par les batailles, sur une vieille paillasse du Château Pèlerin sans même avoir vu Jérusalem.

Alors qu’il agonisait lamentablement, un prêtre provençal nommé Pierre vint à lui. Il lui raconta qu’il avait fait un songe étrange où un ange lui avait révélé l’emplacement de la lance de Longinus, celle-là même qui avait percé le flanc du Christ. Il fallait creuser dans les fondations de l’église de Saint-Pierre d’Antioche et, après que la précieuse relique aurait été enfin exhumée, la brandir à la tête des troupes chrétiennes, dont l’ardeur à tenir le siège commençait à fléchir, pour les voir enfin triompher des armées sarrasines.

On creusa donc comme il avait été préconisé par le prêtre rêveur. Mais quelle ne fut pas la surprise des croisés qui, au lieu de découvrir la lance convoitée, déterrèrent une caisse en bois vermoulue contenant des bouteilles à long col.

Le Comte de Toulouse fut fort marri d’apprendre l’échec des recherches. Cependant, les narines agressées par l’haleine toujours plus puissante de la mort, il ne voulait pas expirer son dernier souffle sans avoir dissipé le mystère des flacons dont il fit sur le champ déboucher un exemplaire.

C’était une sorte de vin cuit à l’arôme riche de saveurs de cannelle, de cardamome, de clous de girofle, de pruneaux confits et d’orange amère, le tout enrobé dans un parfum de pain d’épice. Il en but aussitôt un gobelet, puis un autre, et encore un autre car le breuvage lui était agréable au palais tout autant qu’au corps et à l’esprit.

Et voici notre Raymond, ragaillardi et plein d’allant, qui reprend les armes. Nimbé d’une aura miraculeuse, mais l’œil rond et l’humeur trop joyeuse pour ne pas suspecter l’amorce d’une biture, il livre l’assaut final des remparts de Tripoli complètement nu.

Frappant d’effroi les Sarrasins par le spectacle de son impudeur sacrilège, Raymond les taille en pièces et parade bientôt dans les ruelles de l’antique cité en pataugeant dans le sang jusqu’à mi-mollet. Un sarrasin, seul survivant du massacre, lui fut livré pieds et poings liés. Raymond, qui avait non seulement repris ses esprits mais également l’habitude de se vêtir comme tout le monde – c’est-à-dire 35 kilos de ferraille des solerets au haume, preuve s’il en est d’une sacrée dose de résistance et de courage par 40° à l’ombre d’un dattier – lui fit verser un peu de ce curieux tonique avant de le passer par le fil de l’épée.

Et c’est ainsi que Raymond apprit de la bouche même de l’infidèle que la liqueur avait pour nom Hypocras, hommage au célèbre médecin grec, et que les Sarrasins en sirotaient régulièrement pour combattre dyspepsie et autres dérèglements biliaires.

De retour en Occident où il consentit enfin à rendre l’âme, Raymond se fit promettre sur son lit de ténèbre que le précieux breuvage serait dorénavant préparé par la même famille de Tarascon-sur-Ariège, les Séguélas, et c’est encore chez eux qu’aujourd’hui, chers gourmets, vous pouvez vous procurer ce délicieux nectar très apprécié lors des agapes languedociennes.

Edouard Bernadac

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